Le soleil de Breda by Arturo Pérez-Reverte

Le soleil de Breda by Arturo Pérez-Reverte

Auteur:Arturo Pérez-Reverte [Pérez-Reverte, Arturo]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Aventure
ISBN: 2020413957
Éditeur: AlexandriZ
Publié: 1998-01-27T23:00:00+00:00


VI

LE MASSACRE

Je regarde parfois le tableau, et je me souviens. Diego Velâzquez lui-même, malgré tout ce que j’ai pu lui dire sur ce qui s’était passé, n’a pas su reproduire sur sa toile – on le voit à peine se dessiner sur un fond de fumée et de brume grisâtre – le long et mortel chemin que nous dûmes tous parcourir pour composer cette scène majestueuse, nous comme les piquiers gisant à terre qui ne virent jamais se lever le soleil de Breda. Moi-même, des années plus tard, j’allais encore voir les fers de ces mêmes lances dans des boucheries comme celles de Nördlingen ou de Rocroi, dernière lumière jetée par l’astre espagnol et terrible déclin pour l’armée des Flandres. De ces batailles, telle celle de ce matin-là devant le moulin Ruyter, je me souviens surtout des bruits : cris des hommes, piques qui s’entrechoquent, fracas de l’acier contre l’acier, coups de feu déchirant les vêtements, pénétrant dans les chairs, cassant des os. Un jour, beaucoup plus tard, Angélica d’Alquézar me demanda sur un ton frivole s’il y avait quelque chose de plus sinistre que le bruit d’une houe enterrant une pomme de terre. Sans hésiter, je lui répondis que oui : le craquement d’une lame d’acier fendant un crâne. Et je la vis sourire, elle qui me regardait pensivement avec ces yeux bleus que le diable lui avait donnés. Puis elle tendit la main et toucha du bout des doigts les paupières que j’avais gardées ouvertes devant cette horreur, puis la bouche qui m’avait fait crier tant de fois ma peur et mon courage, et ces mains qui avaient tenu une arme pour faire couler le sang. Ensuite, elle m’avait embrassé avec sa grande bouche chaude, et elle souriait encore quand elle s’était écartée de moi. Aujourd’hui qu’Angélica est morte, comme l’Espagne, comme l’époque dont je parle, je ne peux effacer ce sourire de ma mémoire. Ce même sourire qui apparaissait sur ses lèvres chaque fois qu’elle faisait le mal, chaque fois qu’elle mettait ma vie en péril, ou chaque fois qu’elle baisait mes cicatrices, dont certaines, comme je l’ai déjà dit ailleurs, m’avaient été infligées par elle.

Je me souviens aussi de la fierté. Parmi les sentiments qui vous passent par la tête en plein combat, je citerai d’abord et avant tout la peur, ensuite l’ardeur et la folie. Viennent ensuite la fatigue, la résignation et l’indifférence. Mais si le soldat survit, et s’il est fait de la bonne semence qui fait germer certains hommes, il lui reste aussi la fierté du devoir accompli. Je ne vous parle pas du devoir du soldat devant Dieu ou le roi, ni de celui du mercenaire qui touche sa solde dans l’honneur, ni même des obligations envers les amis et les camarades. Je veux parler d’une autre chose que j’ai apprise aux côtés du capitaine Alatriste : le devoir de se battre quand il le faut, en marge de la nation et du drapeau, qui ne sont en fin de compte que le fruit du pur hasard.



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